La Ruée vers l'ocre

Deux articles de Roger Fenouil parus dans "Le petit journal de Rustrel"

Le Colorado autrefois et aujourd'hui
photo : K. Chauvin

 « Rustrel » n°24, avril 95

RUSTREL ET SA RUEE VERS L'OCRE

Vers le début du siècle, à l'âge d'or de l'exploitation des ocres, les hommes eux aussi, comme les paysages étaient souvent hauts en couleurs. Et cela au propre, si j'ose dire, comme au figuré. C'est par l'évocation de l'un d'eux, "une figure" comme disent ceux qui l'ont connu, que je commence cet article.

Louis BONNEFOY était assis sur le banc devant Mazan (l'actuelle Auberge de Rustreou). Il était heureux et fier. Il venait, la veille de terminer avec succès l'installation du moteur à gaz pauvre pour le lavage de son chantier des Vernes. Il en écoutait avec ravissement le bruit sourd, lent et régulier et prenant à témoin les passants leur disant : "Entendes aco ? Ei moun cor que pico, me fai d'ocro ! (Entendez-vous cela ? C'est mon cœur qui bat, il me fait de l'ocre !)". Sur sa lancée il fit même un quatrain, retrouvé dans un cahier de mon grand père

Entendez-vous le bruit de ce moteur
Oui fait notre bonheur ?
Il monte 1'eau qui coule rousse comme 1'or
Et qui remplit nos coffres-forts.

On peut comprendre son enthousiasme, il était à un tournant de sa vie : il venait d'équiper son chantier « à la moderne » ainsi que le firent à cette époque quelques propriétaires entreprenants.

Chargement des briques d'ocre
photo : K. Chauvin

Ses enfants plus tard, comme ce fut le cas chez les BENOIT, BONNET, BRUNEL, CHAUVIN, MARTIN, MICHEL etc. (1) développèrent l'exploitation familiale dans un contexte économique qui resta favorable jusqu'à la guerre 39-45. Un recensement municipal mentionne alors, sur la commune, 80 ouvriers extrayant le minerai dans 20 chantiers de taille bien différente. Depuis celui de Daniel Vincent qui exploite lui-même, et tout seul, à la Vigne Rouge à celui de la Société des Ocres de France qui emploie 5 hommes au chantier Pin, quartier du Rocher. Mais à quand remonte donc "le premier coup de pioche dans le fabuleux gisement" ?

Dans nos archives communales, c'est en 1885 qu'on trouve pour la première fois, dans l'état sur la situation du 2è trimestre, mention de l'industrie de l'ocre avec 12 chantiers et 84 hommes : contremaîtres, surveillants, ouvriers, manœuvres et charretiers qui gagnent entre 1,50 F et 5 F pour 10 heures de travail.

Chargement de l'ocre

Pourtant à cette date, l'exploitation de l'ocre a déjà 14 ans ! Mais elle s'est développée à l'ombre de ses aînées, celles du fer et des phosphates.

Depuis 1871, dans le sillage de Jean ALLEMAND (2), de Bariès au Bouire, c'est la ruée vers l'ocre. De petits chantiers s'ouvrent les uns après les autres. Exploités de façon plus ou moins rationnelle, mais source de profits croissants, ils deviennent l'objet de controverses (droits d'eau, bornages, nuisances) et, en 1885 l'administration impose une déclaration pour chacun d'eux. Ce n'est plus seulement de Notre Dame au Passeron qu'on "fait parler la poudre", aux deux sens de l'expression, mais dans tout l'Ubac et il faut prendre des arrêtés municipaux ou préfectoraux pour réglementer l'exploitation de carrières à ciel ouvert ou de galeries de mines qui présentent souvent des caractéristiques donc des risques très différents.

Ouvrières de l'ocre
photo : K. Chauvin

Maigre cela bien des conflits et des accidents (3) ont accompagné la vie mouvementée des "chercheurs d'ocre". Certains d'entre eux pourraient peut-être ici, dans un prochain numéro, nous en parler mieux que je ne saurais le faire, même si la silicose leur a laissé parfois le souffle court (n'est ce pas Gaston ?) puisqu'ils en furent des acteurs ou des témoins directs.

R. FENOUIL le 29.03.95

1 ) J'ai mentionné les noms qui reviennent le plus souvent dans les archives.

(2) Jean ALLEMAND ou Jean de l'Ocre fut en 1914, quelques temps après sa mort à 90 ans, le sujet d'un article dans un journal régional. Je me propose de le reproduire dans un prochain numéro.

(3) A ma connaissance, le dernier de ces accidents est celui qui, en 1959, coûta la vie à une autre "figure" de Rustrel, Antoine CHAUVIN (grand père de Karine) dont René Jullien nous a déjà parlé dans son article sur la Résistance à Rustrel.


Ouvriers au repos
photo : K. Chauvin

« Rustrel » n°27, janvier 96

J'avais reporté, faute de place d'ans le n° 24, la reproduction de l'article qu'un journal régional avait consacre à Jean Allemand.

J'en ai retrouvé une photocopie, mais pas l'original, que Pierrot conservait jalousement puisqu'il était aussi question, dans ce numéro d'avril 1912 des obsèques de son grand-père Brunel, Maire de Rustrel de 1900 à 1911. Voici donc cet article (ci-contre) reproduit avec la mise en page caractéristique des journaux ce cette époque.

Il nous apprend que Jean Allemand fut le premier ocrier de Rustrel. L'usine dont il est question doit être l'usine du bas puisque l'usine Gavot, dont les hauts fourneaux se dressent à l'est de Notre-Dame des Anges, était encore en activité en 1871. Sur ce site, un moulin à farine avait précédé la fabrique de fer et il est fort probable que Jean de l'Ocre ait reconverti ses équipements, utilisant les meules pour le broyage du minerai, l'eau du valat moulinier pour son lavage et les blutoirs pour tamiser la poudre d'ocre comme cela se fit à d'autres endroits. Il devait en revanche acheminer ce minerai depuis son lieu d'extraction.

Paysage du Colorado
photo : K. Chauvin

Les exploitants qui ouvrirent après lui des carrières vers Istrane, Bouvène, Couloubrier, Barries (12 en 1885) établirent les lavages dès le pied des fronts de taille. Le plus souvent l'eau était puisée dans la Doa et amenée sur les lieux à l'aide de pompes mues par des moteurs à gaz pauvre (comme celui de Louis Bonnefoy) et des canalisations en fonte (provenant certainement de l'usine Gavot). Quelques rares chantiers étaient alimentés en eau par gravité. C'était le cas de celui du valat des Gorgues qui fonctionnait encore tout récemment.

Ce n'était pas la seule différence entre les chantiers. Les couleurs, bien sûr, cela saute aux yeux, variaient de l'un à l'autre mais la qualité du minerai aussi, de même que l'épaisseur de la couche-Pour abattre la même quantité, certains fronts de taille nécessitaient beaucoup plus de tirs de mine. Roger Arnaud, le dernier des ocriers de Rustrel me disait tout à l'heure que lorsqu'il "faisait péter" deux fois par jour au cirque de Bouvène, Florentin se rappelait le temps où, sur le chantier d'en face, à Couloubrier, un tir bien placé fournissait de quoi laver toute une semaine.

Bien d'autres particularités devaient marquer les chantiers des années cinquante. Beaucoup m'échappent certainement, à moi qui n'étais qu'un jeune spectateur de cette activité. Les acteurs, eux, les ont encore bien présentes à l'esprit. Ils sont quelques uns qui ont contribué par leur travail à l'écriture de cette page de notre histoire. C'était la dernière du livre sur l'aventure industrielle de l'ocre à Rustrel. Maintenant qu'il est refermé, nous devons tout faire pour en conserver la mémoire.

Charette chargée d'ocre
photo : K. Chauvin

Elle permettra d'ailleurs aux Rustréliens qui le souhaitent de commencer l'écriture du livre suivant : "Rustrel, terre d'histoire, terre d'accueil"(1), à côté de la mémoire plus ancienne des industries du fer et de l'évocation des hommes qui depuis l'âge de pierre ont façonné notre terroir, le parsemant des traces de leurs installations.

Nous organiserons bientôt des rencontres avec les travailleurs de l'ocre. Elles permettront des enregistrements dont je rendrai compte dans le prochain numéro. Quant aux époques plus lointaines, c'est une commission "archéologie patrimoine" qui va les prendre en charge en liaison avec l'association ARCHIPAL. Si certains d'entre vous souhaitent consacrer un peu de temps à la protection et à la valorisation de notre patrimoine commun je les invite à venir se joindre à la petite équipe qui vient de se constituer et qui tiendra sa première réunion à la mairie le mercredi 7 février à 18 heures.

R. FENOUIL le 13.01.96

(1) Une remarque à l'attention de ceux et celles qui craignent l'invasion des touristes : un visiteur subi n'apporte que des nuisances, un visiteur accueilli s'enrichit culturellement et en retour enrichit le village qui l'accueille et dans lequel il trouvera de bonnes raisons de prolonger son séjour.

RUSTREL. -Jean de l'Ocre. L'immense développement de l'exploitation des ocres qui se chiffre maintenant par des millions de francs de vente annuellement à Rustrel, nous fait penser à celui qui donna le premier coup de pioche, vers l'année 1871, pour extraire du sein de la terre, le premier mètre cube de ce précieux minerai dans la commune.

En effet, ce premier pionner de l'industrie des ocres que nous avons connu et que nous appelions familièrement Jean de l'Ocre, de son nom, Jean Allemand, s'est éteint, il y a quelques années, à l'âge de 90 ans.

Il avait fait monter à l'usine des hauts fourneaux de Rustrel, une minoterie ou raffinerie d'ocres, de façon à expédier plus facilement cette matière dans des fûts, car, Apt, à cette époque, ne possédait pas encore sa voie ferrée.

Depuis, cette industrie a pris de l'extension, mais aussi, le prix d'achat comme matières premières a augmenté dans de grosses proportions ; les heureux propriétaires s'étant ravisés ont vendu à des riches entrepreneurs leurs rochers à des prix forts ; de là, pour le pays, une source de prospérité.

Aussi, faut-il voir actuellement, dans cette contrée le nombre de bassins d'ocres creusés à côté du moindre filet d'eau qu'ont pu découvrir, pour le lavage et l'épuration de cette précieuse poudre d'or, exploitée par les grands industriels et par une compagnie, toujours en quête pour la découverte d'un nouveau gisement.

Or, cette fortune surprenante, arrachée du sein de la terre dans la commune de Rustrel a été marquée, jalonnée et découverte incontestablement par le premier coup de pioche du modeste premier pionnier, Jean de l'Ocre !